Je veux remercier, ici devant vous aujourd’hui, l’anthropologie contemporaine de s’occuper enfin de l’homme moderne. C’est à me faire regretter ne pas être anthropologue moi-même et de n’avoir pas contribué à la documentation de cet objet omniprésent et surtout devenu omnipotent sur, dans et au-dessus de la terre. Le travail n’est pas terminé. Et je me réjouirais d’opérer l’un de ces retournements de représentation nécessaires aux tentatives de saisie de ce spécimen. Chacune d’elles exige encore des tours de force qu’on réalise avec peine. Déjouer le jeu des miroirs et des écrans. Suivre les réseaux des attachements, de l’électricité, du gaz, du pétrole et de l’eau. Oser les comparaisons entre ses modes de pensées, de cuisiner, de prier, de dépenser et de faire l’amour. Renoncer à la pensée universelle. Et plus difficile encore : sortir du jeu de pouvoir qu’impose la publication de ces connaissances.
Il aurait été plus simple bien sûr de commencer ce travail de documentation de l’homme moderne dès son apparition. Mais la particularité de ce terrien est bien de s’être toujours positionné dans l’œil du cyclone : aveugle aux tourbillons qu’il génère par le déplacement de son regard trouant le monde de sa seule présence. Les Indiens Shuars, les femmes noires faites esclaves, le fleuve du Mississippi et le tigre blanc d’Amazonie auraient pu témoigner s’ils avaient pu se tenir au seuil de l’horizon des évènements engendrés par la fatale rencontre. J’imagine : un spectre aspirant tout ce qui advient sur son passage, poussé par une flèche dans le dos et rejetant autour de lui les déchets de sa vie-même, transformés, pour les commodités de sa course effrénée et des échanges économiques toujours espérés, en simulacres. Et le fracas des machines. De tant de machines produites par lui et pour détruire et pour longtemps tout existant qui lui est un instant profitable.
Pas question cependant de vouloir tout représenter de l’homme moderne, car opter pour une approche encyclopédique du phénomène serait encore trop s’accorder à sa vision totalitaire et objectivante du monde. Une figure devrait suffire, une sorte d’installation que je placerais au Musée de l’homme. Un individu en tout point semblable aux visiteurs les plus ordinaires du musée y courrait après le futur qu’il a laissé derrière lui au moment du peak oil, comme tout un chacun dans nos contrées, si on y réfléchit bien. L’agitation provoquée, et notamment le bruit l’entourant, rendraient tout à fait insupportable la promenade des gens venus s’instruire là lors d’un dimanche après-midi pluvieux et les ferait même hésiter à poursuivre leur déambulation qu’ils avaient prévue paisible. Certains tenteraient de sortir, mais les gardiens postés à l’entrée, ainsi que les médiateurs embauchés à cet effet les inviteraient à trouver une résolution à cet insupportable tapage. La subtilité de la chose en effet résiderait dans cet évènement simple et difficile qu’il suffirait qu’aucun d’eux ne lui prête plus attention pour qu’il disparaisse et rende à l’espace sa sérénité. Le travail des médiateurs serait colossal pour convaincre l’ensemble des passants du lieu de cesser de donner sens au fol engin, et les sessions de formation toujours renouvelées, pour les médiateurs eux-mêmes, mais pour tous les résidents du musée aussi : caissiers, libraires, scénographes et chercheurs, leurs proches et les proches de leurs proches.
Le Musée de l’homme deviendrait ainsi un laboratoire d’expérimentation planétaire où l’on ferait venir tout humain et tout non-humain susceptible de détourner son attention de l’énergumène — et qui sait si on ne trouverait pas alors les fondements d’un accord tacite et inouï pour que cet habitant bien encombrant passe enfin à la postérité.
Texte prenant place dans le Tiers livre de François Bon, à l’occasion de l’atelier outil du roman 11 | penser directement en terme de structure