Dans Soumission, Michel Houellebecq fait du Houellebecq, à savoir qu’il s’interroge sur la misère sexuelle de l’homme occidental hétérosexuel, qui — il faut bien le reconnaitre— vit une première anthropologique depuis la fin du XXème siècle :
– choisir lui-même la compagne de ses ébats dans des espaces qui ne sont pas explicitement régulés à cet effet (comme l’étaient bordels, cabinets d’entremetteuses, salons familiaux, agences matrimoniales…), ce qui l’engage à subir les règles implicites d’un marché de la relation sexuelle, comme raconté dans les Particules élémentaires,
– partager son quotidien avec elle, et par conséquent accepter l’absence d’érotisme dans la relation—aporie sur laquelle s’achevait Plateforme, puisque la compagne du héros mourait à point nommé,
– entretenir cette relation pour le restant de ses jours— grande préoccupation du narrateur de Soumission : allongement de l’espérance de vie oblige, le vieillissement des corps n’est plus seulement celui de l’homme, mais aussi celui de la femme— l’un et l’autre n’ayant plus le bon goût, pour l’un de partir à la guerre, pour l’une de mourir en couche ou d’être internée pour hystérie…
Ces préoccupations sont celles qui encadrent le roman Soumissions. Ouverture : le narrateur, professeur d’université, raconte les échecs amoureux sinon sexuels de ses relations avec ses étudiantes. Résolution dans le dernier paragraphe du roman…
On pourra s’effaroucher de la crudité des termes dans lesquels le constat est posé, mais enfin, la situation anthropologique inédite est là, tenace. Et qu’un romancier vienne nous interroger sur nos convictions en la matière relève de son rôle. Non Houellebecq n’est pas un hors-la-loi du roman. D’ailleurs le sexe n’est pas son seul objet. La cuisine aussi : sous vide, livrée en retard, défraichie dans la première partie du roman… elle régale ses papilles de saveurs orientales à la fin.
Sa question lancinante est bien de trouver par quelles extraordinaires circonstances l’homme occidental pourrait échapper à son inéluctable sort. Et après La possibilité d’une île, Houellebecq propose la fiction d’une transformation de la société française elle-même. Au fil du récit, les conditions se mettent en place pour que notre pauvre héros dépasse sa misérable condition. Solution du moment : l’islamisation de la société, et en particulier l’autorisation du mariage polygame avec des femmes de première jeunesse pour le sexe (au passage, les mêmes que nous voyons sur les affiches publicitaires : le héros de Houellebecq a les fantasmes qu’on lui vend…), et avec des femmes d’expérience pour la cuisine… Et voilà notre homme comblé !
La première partie du roman propose une politique-fiction des élections de 2022, où les personnalités politiques et leurs partis que nous connaissons bien se trouvent prendre des positions absurdes, dans la double logique implacable des postures prises de longue date et des alliances de circonstance. Car cela arrive, parfois…
La seconde, après l’élection d’un candidat musulman modéré, voit la société française intégrer tranquillement les préceptes d’une religion d’État. Beaucoup d’argent (venu d’Arabie Saoudite et du Qatar), distanciation vis-à-vis des violences extrémistes, approche molle des valeurs religieuses. Acceptation sans remous. On connait ça…
On pourra toujours crier au scandale… mais lequel ? de parler politique ? de parler religion ? sexe ? cuisine ? de faire rire aux dépends de la société française qui se laisse transformer sans coup férir ? de le faire trop grossièrement ? Mais c’est le propre de la satire !
Car oui, ce roman est écrit à gros traits. Le personnage flotte dans une solitude improbable. L’arrière fond sociétal est à peine esquissé. Les ficelles sont énormes : le héros s’exile à la campagne pendant la période d’adaptation de la démocratie aux mœurs nouvelles, une panne incompréhensible des communications évite à l’auteur— mais qui en est dupe ? de détailler la mise en œuvre de cette révolution douce.
Silences— rien sur les résistances de la société française (puis belge… la bonne blague) à sa conversion . Aucune réaction à la suppression des enseignes de vêtements trop sexy, ni à l’habillement plus couvrant des femmes, ni à l’exclusion des femmes du monde du travail (encore elles ! objets de désir du narrateur, sujet du roman…), ni à l’institution d’écoles coraniques (qui ne se fait pas au détriment de l’école publique, ni des écoles catholiques… valeurs sauves). Aucun soulèvement non plus pour contrer la soumission de l’accès aux postes prestigieux de l’État à la conversion des aspirants. On se scandalise ? On se souvient que les principes explicatifs nous ont été donnés : argent et consensus mou. Cela ne nous est pas étranger, en France…
Raccourcis— si peu de détails sur la religion musulmane : dix préceptes formulés dans un petit ouvrage qui circule entre les mains des personnages. Et chacun de se dire les uns les autres que c’est bien court. On acquiesce. Et la conversion du héros elle-même : deux lignes, pour signifier l’insignifiance de l’évènement aux yeux du narrateur. Non, la religion ni la culture musulmanes ne font l’objet de ce roman, réduites à quelques clichés qui servent l’intrigue. Mais la spiritualité, si, éclairée par la lecture de l’oeuvre À Rebours de Huysmans.
Esquisse à gros traits : ce roman est une satire. On pourra toujours dire qu’il est mal écrit… mais accuse-t-on les caricaturistes de leur grossièreté ?
Surtout si, au passage, ils font rire, de nous, de notre condition, politique, amoureuse, sexuelle, de notre désert spirituel. S’ils font rire de nos faiblesses, les nôtres, de nos acceptations silencieuses, celle de la société de consommation et celle des hiérarchies mal placées. S’ils font rire, de nos faiblesses plus que de celles des autres… alors, oui, la grossièreté, je veux bien m’y soumettre, le temps d’une lecture.