D’emblée l’opposition Saint-Pétersbourg Moscou. D’un côté les mondains et les frivoles, de l’autre les fonctionnaires et les installés.
Anna navigue, Anna, de Saint Pétersbourg, vient à Moscou pour arranger le mariage arrangé de son frère, pour raisonner sa belle sœur, au moment même où elle est tombe amoureuse de Vronski. Puis elle repart. Et l’aspect moscovite de son mari, de son mariage lui est révélé sur le quai de la gare. Les grandes oreilles poilues lui témoignent de l’affection, pourtant, mais l’amour, comme serait-ce possible ?
Anna au bal de Moscou, c’est la beauté même, c’est l’énergie de se savoir belle, c’est l’éternel retour de la valse en velours noir. Et aucun des moscovites ici ne rivalise. Anna la pétersbourgeoise. Qui se donne à un pétersbourgeois. Mondain, frivole, mais cloué comme jamais au pilori de l’amour. Oui, Vronski aime Anna, comme Lievine aime Kitty. Pour elle une maison, pour elle des décisions partagées, admiration sans borne, le centre de la vie, l’âme sœur. L’un et l’autre sans leur femme ne valent plus. Vronski serait un mondain parmi d’autres, ce qu’il était en faisant la cour à Kitty, Lievine, ce pauvre fou asocial et perclus d’angoisse. Anna et Kitty, ces femmes aimées. Sauf qu’Anna ne le sait pas suffisamment, alors que Kitty, si. La jeune femme qui devient mère le sait parce que sa position sociale le lui dit : son père, sa mère, sa sœur, toute l’organisation sociale lui signifie qu’elle est aimée de son mari.
Anna, recluse, bannie, a connu l’éclosion du cœur et la forclusion sociale.
Et alors peut-être, Kitty, éclosion sociale, forclusion du cœur. —des corps nous ne savons rien. Quelques gestes passionnés ici, d’autres tendres, là.
Le drame d’Anna : être intelligente. La scène avec Lievine, dans son salon fermé à Moscou. C’est là qu’on comprend que cette femme ne pourra jamais être heureuse, parce que. Parce que ça ne se fait pas, d’être intelligente, pour une femme, dans la Moscou début XXème. Elle a l’intelligence du cœur et de l’esprit. Mais comme aucune société n’est prête à la reconnaître, ni en Europe ni en Russie : issue fatale, l’hystérie, puis la mort. La fleur se crispe sur sa tige haute, et tombe avant de faner. Refus de donner en spectacle à cette société de moscovites sa victoire sur elle.
Car être moscovite, c’est quoi ? C’est tromper son monde, par le négoce, par les maîtresses à entretenir, par les discussions futiles, par les manigances du pouvoir, de ses dossiers et de ses relations. Or Anna est dangereuse, —quoiqu’adultère– elle ne trompe pas. Mystère. Elle se déploie telle qu’elle est, en otium, ce loisir dont elle sait jouir pourvu qu’elle soit aimée et reconnue ; ne parle pas pour rien, ne joue pas le double jeu de l’affection sociale et de l’amour extra-conjugal.
Oui, Anna Karenine est anti-sociale. Moscou est anti-Anna.
Car Anna a autant de sens moral que Lievine, autant de brio que Vronski, de fraîcheur que Kitty, de dévouement maternel que la sœur de Kitty. Parce qu’Anna a tout, elle se retrouve sans rien. Et on a la tragédie : horreur et pitié.