Un jour la Défense en ruines traces des monumentales absentes. On y arriverait après une longue marche depuis les restes de l’arc de triomphe ou depuis les récits des noms place de la Concorde. Peut-être que le Louvre n’existerait plus ni les Sabines de David. On marcherait jusqu’au souvenir encore solide mais lointain de la Grande Arche. De l’esplanade surgiraient des pans de verre et de béton armé, qui en gris, en bleuté, en nacré, avec des volutes d’acier ou de téflon hautes encore recelant naguère des ascenseurs montant et dévalant les 848 m des tours disparues en bribes. Les twins de Norman Foster, on verrait leur trace au sol, et quelques poutrelles d’acier s’élevant encore à quelque centaine de mètres. On les prendrait pour celles de New York. On mêlerait leur disparition parmi les affres du XXIe siècle. On aurait vu des fragments de Play Time, sans plus connaître le nom du réalisateur. Ces images derrière les yeux, on complèterait peut-être tout le verre disparu, les reflets, la transparence des bâtiments et les plateaux dévolus à la fonctionnalité maximale.
On se raconterait, devant les souterrains excavés dont surgirait un groupement en bronze, peu sûrs, les épopées financières — le nom de Kerviel viendrait jusqu’aux lèvres. Mais on le confondrait avec ceux de tant d’autres. On essaierait de lire dans le fatras du sol— il y aurait des carottages gigantesques qui superposeraient fermes, bidonvilles, parkings, hangars souterrains, monte-charges, entresols— les organisations passées, les passages, les fonctions, les espaces signifiants parce qu’on ne pourrait pas imaginer que tout ce qui se passait là était invisible au passant de la Ve République. On laisserait les yeux suivre un lamellé de titane s’éloignant du sol au mépris de toute loi physique ou le tablier suspendu d’une passerelle oubliée. On comparerait ces vestiges avec ceux des autres city de la conquête globale par Total, Areva, Nexity… l’ère de la mondialisation et l’entreprise de démocratisation par les marchés financiers. On devinerait sous des futaies des figurations presque humaines et d’autres fantastiques qui viendraient corroborer l’hypothèse du retour au religieux. On imaginerait des rites devant ces statues, ces totems d’acier rouillés, reliant peut être la puissance antique de Rome avec celle d’ici — sinon, pourquoi ce pouce de César ?
On saurait qu’il y avait des habitations, et des habitants, mais qui ? On ne comprendrait pas ce que désignaient Cœur Défense ni Tête Défense qu’on verrait sur des reconstitutions approximatives des plans vendus à l’entrée, mais on le rapprocherait confusément d’un animisme primitif. On s’arrêterait devant une voûte, seule intacte. On s’ébahirait sur la permanence du trépied, mais personne ne saurait ce que les lettres CNIT signifiaient.
Et puis on repartirait emplis d’un sentiment océanique d’avoir été un temps lié avec un monde qu’on aurait cru humain.
Texte déjà passé par Tiers livre, chez François Bon, à l’occasion des Vases communicants.