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Ousmane Fall, c’est à Sebikotane, commune du Grand Dakar, que je l’ai vu pour la première fois, dans les ruines de l’Université du Futur. Sur la plus haute plateforme. J’étais montée par l’un des quatre escaliers. Lui, par un autre. À chaque étage, parmi les gravas qui jonchaient le sol et devant les meurtrières qui laissaient voir des horizons de plus en plus larges et de plus en plus lointains, sa silhouette était à l’affût. Sur la dernière plateforme, la plus large, sans toit, un coffrage de béton écroulé. Les planches pâlies par le soleil tenaient encore des tiges de métal hérissées au milieu de la mollesse du béton figé au-dessus du vide. Des milans volaient au-dessus de nous. Le vent était chaud. C’est là que nous nous sommes rencontrés. Nous nous taisions, cherchant comment saisir par le langage, par la pensée, par nos sens la structure inachevée sur laquelle nous marchions, et déjà en ruine, et que le discours du progrès avait déjà lancé sur un projet nouveau. Des images arrivent, on tente de ralentir l’événement qu’on met d’ordinaire sous le mot de catastrophe, on tente de les faire coïncider avec ce qu’on a sous les yeux et sous les pieds. Nous nous taisions par convention aussi, le temps de reconnaître si l’un de nous était du Réseau.
Le béton est friable, c’est connu, mais le sable qui l’a composé ne redeviendra jamais sable. Autour de nous, les autres bâtiments de l’Université du Futur dressaient leurs espaces vides et symétriques. J’étais arrivée à Dakar la veille au soir pour une réunion d’Autonautes. Toujours la même histoire. Et nous étions là à errer dans cette ruine, et j’étais avec Ousmane Fall sur la dernière plateforme en béton brut de cette université laissée en l’état depuis la chute du président Abdoulaye Wade. La cage d’ascenseur formait une colonne de vertige entre les quatre niveaux de béton brut rangés en pyramide inversée. Nous l’avons contournée et Ousmane Fall a pointé son doigt vers le rivage.
Il m’a montré, au-delà des baobabs et des champs de gombos, la nouvelle autoroute à péage qui coupait définitivement toutes les lignes de désir des troupeaux, des triporteurs et des écoliers. Au loin, toute neuve et blanche, s’étalait la ville de Diamniadio hérissée de grues. J’avais lu que les institutions gouvernementales y étaient déjà quasiment toutes installées, que la ville nouvelle allait servir de vitrine aux investisseurs étrangers, – Chinois, Saoudiens, et Français encore une fois –, loin de la ville intriquée de Dakar. Résurgence, c’était le slogan du président Macky Sall, remplaçant celui de renaissance, du président précédent. J’imaginais que le prochain, sans surprise, choisirait résilience. Un corbeau noir et blanc s’est posé sur une tige de métal. Derrière le chantier de Diamniadio, sous le ciel bleu, les fumées de la centrale à charbon de Bargny, et les hauts silos de la cimenterie Sococim formaient une nappe, la même nappe jaune et grise qui s’étend sur toutes les villes aujourd’hui. Ousmane Fall m’a parlé des expropriations de terrains des habitants du Grand Dakar et de leur revente aux firmes internationales, des dessous de table permettant la braderie de terres, il m’a parlé de l’air chargé de particules qui s’immiscent entre les lèvres et bouchent des alvéoles des poumons et détournent les cellules de leurs lignes de vie, et les globules du sang battant des habitants de leurs lignes de désir. Le Réseau, il disait.
Je prenais des notes. Autonautes obligent.
Les ruines de l’Université du Futur étaient destinées à devenir le Centre de Recherche sur le Pétrole et le Gaz. Ousmane Fall m’a parlé de ceux qui étaient en lice pour exploiter le filon qui part de Mauritanie pour arriver jusque dans la commune de Sebikotane : BP et Petrosen. Il m’a dit que des forages avaient été effectués et qu’on avait trouvé du pétrole dans la zone, là, à quelques centaines de mètres de la ruine, au niveau des champs de manioc et de gombos. Il a dressé un portrait de la brousse autour de nous, dans lequel il n’y aurait plus de champs de manioc, ni le tracteur bleu du Libanais qui s’était approprié les terres et labourait un carré noir et vide encadré de haies, plus aucune des retenues d’eaux que j’avais prises pour des tas de gravas, plus de culture de gombos, plus de soupe kandja, plus de pâturage, plus de promotion immobilière sauvage qui dressait des murets de bétons armés au milieu de landes de daturas, plus de chèvres errantes sous les baobabs, plus de baobabs. Sur notre rétine nous avons remplacé ce que nous avions sous les yeux par un paysage pétrochimique. Et nous avons vu le paysage mourir. Évidemment que dans sa gorge, sa voix se resserrait au passage de ces phrases qui parcouraient un territoire en voie de disparition.
La compagnie d’Ousmane Fall me plaisait parce que j’apprenais beaucoup à ses côtés, et que je voyais en lui l’un des multiples exemples d’activistes écologistes qui puisent dans leur infini mélancolie l’énergie de leur action politique. Si je l’écoutais parler, c’était pour voir jusqu’où sa peinture des paysages se ferait toxique aux alentours de sa vie et de la vie de ses proches, et de nous tous.
Je me souviens du portrait qu’il avait fait de l’usine Gravita, l’usine de recyclage du plomb. Dans un thieboudienne buer. Nous étions cinq ou six, et mangions dans le même plat en inox. Il s’était mis à dessiner dans le riz la carte de Sebikotane, à côté de Sebi-Ponty, l’emplacement de l’usine, le passage du vent jusqu’au littoral à Bargny, et par des coups de fourchettes, il marquait le nombre de morts sous les effets des émanations de plomb. Il avait désigné ensuite le fenouil et la carotte, restés au-dessus du riz pimenté, et il accusait le maire de Diamniadio et de Sebikotane. Il avait tracé dans le plat la frontière entre les communes, l’emplacement de leurs maisons, les intérêts qu’ils avaient eus à les construire là plutôt qu’ailleurs étant donnés les passages du vent, la circulation des camions de livraison, des petits patrons et de leurs émoluments. Un long coup de couteau avait dessiné l’autoroute à péage, et avait montré comment la bande d’asphalte avait été détournée pour éviter l’usine. Un virage sur une autoroute pour laisser en place, là – et Ousmane Fall avait planté le couteau dans un navet – l’usine de recyclage des batteries de voitures, dont les conditions de stockage, de traitement, de transport ne répondaient à aucune norme. Il criait presque. Aucune. Et sans recours. Les habitants n’ont que les COP pour se défendre, c’est dire. COP21, COP22, … Plus aucun Sénégalais ne voulait y travailler dans l’usine. Les ouvriers, ils venaient du fin fond de la Mauritanie pour travailler ici. Pas longtemps. Ah ça, on les voyait pas longtemps. Ils repartaient pour mourir dans leur village. Le plomb. Ousmane Fall ne s’arrêtait plus. Il avait pointé l’un des morceaux de poisson du plat et se lançait dans une diatribe contre le gouvernement, contre le grand capital, contre le Réseau, contre les continuations du colonialisme par d’autres moyens. Sous la visière de sa casquette, il envoyait des éclairs.
Évidemment que nous nous sentions visés, les Autonautes autour de la table. Ousmane Fall s’était bien gardé de nous dire que l’entreprise était indienne et par atavisme coupable nous, les Blancs, nous sentions concernés par toutes les entreprises coloniales.
Ousmane Fall avait l’art de se faire détester, Faro nous avait prévenu dès notre entretien préparatoire. Le vieil homme nous avait dit que dans leur jeunesse, Ousmane Fall et ses compagnons avaient mené ensemble leur premier combat, contre cette usine, l’usine Gravita. Au lieu de s’attaquer à elle, ils avaient brûlé des pneus dans la rue, le jour et la nuit, pour protester contre l’air chargé de plomb, l’air et ses effets sur les corps des enfants, des femmes et des gombos. La fumée des pneus avait envahi les rues, les maisons, les jardins et bien au-delà de Sebikotane, la suie des pneus s’était accrochée aux baobabs, elle avait enduit les cornes des vaches et le pis des chèvres, elle avait pénétré le riz et le manioc. Et toutes les soupes kandja avaient goût de suie de pneus. Même les corbeaux avaient perdu leur plastron blanc. Le sable était noir.
C’était cela, l’histoire d’Ousmane Fall. Tout le monde vous le dira. Avec ses compagnons, il avait voulu rendre visibles les pollutions invisibles. Ils avaient brûlé des pneus, parce que les pneus, c’est une matière excédentaire à Dakar. Elle arrive par conteneurs sur des cargos venus d’Europe. Les pneus usés sont rechapés pour être utilisés une deuxième fois. Et des pneus débarqués sont déjà trop usés pour être rechapés. Pneus usés, pneus rechapés, pneus utilisés une deuxième, une troisième ou une quatrième fois. On peut en faire des sculptures, des sacs, des barrières, des murs qui vont vite s’user. On ne peut pas les éliminer. On ne peut rien en faire, des pneus usés par milliers qui arrivent par conteneurs à Dakar. Sinon de la fumée toxique. De la suie bien collante qui signale que les échanges globalisés laissent des traces dans l’écorce de la terre, des arbres et des poumons, les miens, les vôtres, ceux des chèvres sous les baobabs et des bébés emmaillotés dans le dos de leur sœur ou de leur maman. Les femmes n’osaient plus sortir, les anciens marmonnaient contre la jeunesse et leur impuissance à se relier à elle, les enfants avaient le nez bouché, et pleuraient.
Je n’ai pas connu Ousmane Fall assez longtemps pour savoir comment il était devenu producteur à la radio de Sebikotane. Je suppose que c’est la rencontre avec Faro qui lui a fait déplacer son action, à lui et ses compagnons, Lamine Diallo, Moussa Sambou et Biry Sidibé. Je suppose cela parce que Faro était plus âgé, avait fait Sciences Po et tenait à ce que toute action se politise et se construise. Les feux dans la rue et dans la nuit, il n’y croyait pas. Son nom de naissance, je ne l’ai jamais su, et je n’ai jamais su pourquoi un baobab de Sebikotane portait le même nom que lui. Tout ce que je sais, c’est que Faro, c’est le nom de celui qui apporte la justice dans les épopées subsahariennes. Il avait voyagé. Aujourd’hui, j’imagine que c’est lui qui, à son retour au pays, a montré à Ousmane Fall et ses compagnons comment s’organiser en comités pour se faire les représentants du territoire et de tout ce qui le traverse. Le premier est devenu directeur du Centre culturel et social, le second maire, le troisième secrétaire de mairie, Ousmane Fall, programmateur à la radio de Sebikotane.
Moussa Sambou et Biry Sidibé ont obtenu que les étudiants de Sebikotane, même en l’absence d’université, puissent se retrouver et êtres accompagnés tous les jours au Centre culturel et social dirigé par Lamine Diallo, que les baobabs de la commune soient classés pour éviter leurs arrachages sauvages sous la pression immobilière, que l’hôpital pour enfants construit par des Chinois s’installe sur la commune, que la décharge de Mbeubeuss ne se déplace pas au-dessus de ses nappes phréatiques. La décharge de Mbeubeuss, c’est 114 hectares de déchets non traités, s’augmentant de 2 000 tonnes par jour. Les nappes phréatiques de Sebikotane, ce sont celles qui alimentent Dakar en eau potable. Des années de concertation, de schémas, d’assemblées, de réunions, de compromis, de discussions, d’équilibres fragiles et précaires pour tenter de contrer les effets du Réseau. Tandis que chacun de ses compagnons s’était trouvé lié aux autres et avec tout le territoire qu’il représentait, Ousmane Fall continuait à diffuser la suie de la revanche sur les ondes. Elles continuaient à porter sa voix chargée. Il s’en prenait à l’hôpital chinois, installé à moins de 300 mètres de l’usine de plomb, à Gravita et à Sometal qui font commerce du métal et des corps, à la centrale à charbon et à ses particules, à la cimenterie Sococim et à la précarité des champs qu’elle concède aux paysans, à l’autoroute à péage qui engorge la route nationale d’embouteillages, à la RATP et sa ligne de chemin de fer qui trace une frontière mortelle dans le quartier de Pikine, à la ville nouvelle de Diamniadio inaccessible aux habitants expropriés pour la construire, à la décharge intraitable de Mbeubeuss, aux intérêts troubles de la Chine-Afrique, au scandale continué de la France-Afrique. Il tenait la liste de tout ce qui empêchait les habitants de vivre, et la répétait comme une litanie. Il décrivait les effets du Réseau, insidieux, transformant les meilleures intentions pour les retourner, en faisant passer les valeurs de face à pile pour capter les énergies et en tirer profit.
Ousmane Fall ne s’en tenait pas à la radio. Il allait dans les comités de quartier, il allait dans les conseils municipaux et critiquait la lenteur de l’action politique, dénonçait l’impuissance des autorités, la corruption latente et les patents échanges d’enveloppes. Pas une de ses paroles ne se prononçait sans qu’il ne mette en danger l’action de ses compagnons et sa vie à lui. Toujours sous la visière de sa casquette ses yeux lançaient des éclairs.
Nous, la section autonaute de Dakar, avions longuement analysé le cas d’Ousmane Fall, pour savoir si nous pouvions en faire un allié. Certains appréciaient en lui l’énergie déployée, d’autres critiquaient sa virulence.
Patience et précision. De cela nous avions besoin, théorisions-nous, pour assurer l’ampleur de notre plan.
Nous avons laissé tomber Ousmane Fall.
Avait-il reçu des menaces déjà ? Tout le temps où nous avons mis en place notre protocole, nous ne l’avons plus jamais rencontré. On disait qu’il était parti, certains disaient au Brésil, d’autres à Paris, d’autres à Casablanca.
En pirogue, parce qu’il était Lébou et que l’océan ne lui faisait pas peur. Moi je l’ai imaginé sur des vagues de suie tenant la barre sous la lune. Des années.
Je me trompais.
J’ai revu Ousmane Fall chez Faro. C’est la dernière fois que je l’ai vu vivant. Dans son salon, au premier étage de sa maison. Ce n’était pas prévu. C’est Faro qui avait organisé la rencontre. Nous étions installés dans les fauteuils, j’étais face à la fenêtre qui donne sur la route. Le bruit des klaxons doublait le roulement des camions, et les semi-remorques bringuebalaient. Ousmane Fall est entré sur ma droite et s’est installé sur un fauteuil comme pour nous écouter. Le voir ici après tant d’années était une surprise. Nous, les Autonautes, n’avons rien montré. Notre relation avec Faro n’autorisait pas ce type d’expansion. Nous étions venus rendre compte du relevé des mesures de pollutions au plomb, à la silice et aux particules de charbon, celui que nous avions mis en place avec le fablab Kër Tandia, au Sicap, auprès des habitants de Sebikotane et de Bargny. Ousmane Fall s’est levé, les gestes raides, il s’est posé devant nous. Des effluves de diesel mal raffiné sont entrés par la fenêtre. Son discours était haché et halluciné. C’est en tout cas comme cela que je me le rappelle. Une révélation. Il rendait compte du processus de notre opération comme s’il y avait participé. Lui aussi. C’était troublant : comme s’il nous avait surveillé, toutes ces années. Dans son jeu, il imitait nos postures malhabiles de chercheurs parlant aux habitants de Dakar. Il mimait avec les doigts les instruments de mesure que nous leur avions confiés. Il les imitait mesurant les taux de particules mortelles. Il faisait l’enfant morbide, il faisait la vache folle prise de saturnisme, il faisait le baobab irrigué aux flux pollués, il faisait le milan pleurant la perte de ses œufs. Tiouuuu tou tiouu. Et puis il a raconté à grands gestes de bras le nombre d’habitants impliqués dans les mesures, les palabres qu’elles avaient générées dans les communautés. Et ses doigts rassemblés remuaient saccadés devant sa bouche. Tiouuuu tou tiouu. Il a raconté les changements de pratiques que ces mesures avaient suscités, dans les façons de cultiver, de boire, de se nourrir, de se déplacer, créant des lignes de désir tortueuses mais plus sûres entre les vagues diverses des particules mortifères. Tiouuuu tou tiouu. Les rues à éviter, les chemins à prendre, les champs condamnés, les sources à l’eau encore bonne, beaucoup d’autres choses encore, en wolof et en français, sa langue passant de l’un à l’autre en se contaminant. Tiouuuu tou tiouu. Faro nous regardait et ses yeux se plissaient. Ousmane Fall s’est jeté à genoux, et il s’est exclamé comme dans un chant, que ceux qui manquaient, c’étaient les Papa Pembas. L’autre nom de ceux du Réseau. As always, il a ajouté. Et Ousmane Fall a demandé dans sa litanie quand ces mesures toucheraient aussi les Papas Pembas. Et son doigt désignait Diamniadio, au-delà de la fenêtre. C’est vous les Papa Pembas. Tiouuuu tou tiouu.Papa Pembas. Tiouuuu tou tiouu. Le salon a pris une teinte orangée. Dans la pénombre de la pièce, je ne savais plus quelle heure il était, quel mois, quel jour. Ousmane Fall s’est relevé. Il nous a regardés et s’est rassis dans un fauteuil. Faro souriait. Et les plis de sa bouche et de ses yeux irradiaient. Il était visiblement dépassé aussi, mais son visage irradiait. Ousmane Fall, les mains sur les genoux, a pris la parole. Ses mains se sont animées encore une fois, et il nous a fait imaginer cette scène devant et avec la participation des Papa Pembas. Ils seraient assis, en assemblée, à l’ombre d’un baobab. Peut-être auraient-ils mis leur costume traditionnel, peut-être resteraient-ils en complet veston. L’assemblée aurait toutes les couleurs des boubous. La scène se jouerait, mais ce que nous regarderions, nous, ce serait les visages des Papa Pembas se décomposer et se recomposer et se défaire et les masques les uns après les autres, les voir tomber.
Nos diaphragmes se détendaient et les ondes de nos voix résonnaient de torse en torse. Nous avons ri comme jamais nous n’avions ri depuis le début de notre expédition.
Il y avait de quoi. Nous savons que nous avons ce côté besogneux des protocoles, nous les Autonautes, et c’était comme si Ousmane Fall avait attendu tout ce temps, tapi dans les plus intriquées de nos actions lentes et incertaines pour ressaisir l’ensemble, le faire connaître et lui donner une vibration nouvelle. Je voyais dans l’expression de cette scène théâtrale la résolution d’un conflit trop longtemps couvé entre arts, sciences et politique. L’idée d’organiser une assemblée populaire à Sebikotane où cette scèe prendrait place, c’est Manon Syl-Duroi, de Kër Tandia, qui l’a eue. Et pour assurer la sécurité d’Ousmane Fall – Réseau oblige – nous avons imaginé la faire filmer par des artistes européens comme une œuvre d’art, pour la sécurité des habitants, pour la nôtre aussi. La communication de l’événement valorisait « les ruines du futur », « le renouvellement de l’art des griots » et « le vivre ensemble ». Rien qui ne laisse penser que la mise en récit du territoire dénoncerait les modes de production du pays pris dans la globalisation des flux de la finance et des de particules de pollution. Rien qui ne laisse penser que serait convoqué le paysage ancestral et vivant de Dakar. Rien qui ne laisse penser que le récit est chose sérieuse et puissante. Un simple storytelling tout au plus, confortant le développement faisant passer des traditions au progrès.
Un dispositif de métamorphose. C’est à cela que j’ai cru lorsque nous avons assisté à la mise en scène d’Ousmane Fall, et que nous mis en place le dispositif imaginé par Manon Syl-Duroi. Nous y avons tous cru. Un dispositif de transformation du politique par l’art et les sciences. Un rituel efficace. Enfin.
Et j’ai trop parlé. Dans l’enthousiasme, j’ai trop parlé, je le sais. Et puisque nous en sommes à nous demander si les Autonautes se sont rendus responsables de la mort de Ousmane Fall, il faut apporter cette pièce au dossier.
Un soir, au Bar du Phare, aux Mamelles, à Dakar. L’immense statue de bronze sur l’autre colline, celle qui s’était fait tronquée pour lui servir de socle, pointait un avenir que nous refusions tous, les Autonautes. L’architecte de la statue, c’est le même que celui de l’Université du Futur, le même qui s’est laissé prendre dans le scandale de Petrosen et Kosmos, accusés d’appropriation illégales de terres sénégalaises pour y puiser le pétrole. Pour l’heure la statue montrait le soleil se couchant dans l’océan. Et c’est un Spritz qui m’a fait trop parler. Dans l’enthousiasme, j’ai tout raconté. Ousmane Fall, ses compagnons, Faro, le protocole, les mesures, la mise en scène, le projet d’assemblée, les artistes contemporains… tout. Enfreignant toutes les règles de prudence, même les plus élémentaires, que nous nous imposions en dehors des interstices urbains. Je le reconnais. La pression était trop forte et j’ai craqué. Et puis ça faisait longtemps que je n’avais pas bu. Et la couleur du Spritz avec celle du soleil. Le cliché de l’ivresse. J’ai oublié que le bar des Mamelles était tenu par un Libanais du Réseau. Je suppose que l’information a circulé le soir-même.
La semaine suivante, la veille de l’assemblée, Ousmane Fall a été retrouvé au pied de la ruine en béton armé, sous la pyramide inversée. Son corps affalé dans les herbes jaunes, la nuque en sang. Sa casquette retournée à côté de son pied. C’est ce qu’on m’a dit. Comme vous le savez, la cellule des Argonautes à Dakar a été démantelée, Faro arrêté, Lamine Diallo et Biry Sidibé aussi. Seul le maire, Moussa Sambou, est resté en poste. Il a ajouté des colonnes dorées à la façade de sa maison. Et les effluves de l’usine Gravita continuent leur course dans la brousse, jusqu’aux narines des enfants de l’hôpital chinois. Et cetera, jusqu’à New Delhi, au bout de la route de la ferraille, où d’immenses fours refondent le plomb de nos vieilles bagnoles qui ont pollué Dakar, ont été démantelées pour être transportées là-bas via Dubaï. Elles y sont refondues pour construire des poutres qui serviront à la construction des villes nouvelles où se balancent encore un peu les cornes des vaches menées en troupeaux par les bergers peules des terres autonautes. Ousmane Fall avait prévu de révéler cela aussi. Et son corps reste, et sa parole s’est perdue, et rien n’a eu lieu. Mea culpa.
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P.S. : Mission accomplie, donc. Merci de signaler ce qui pourrait trahir le Réseau et mon inscription double. Envoi dans trois jours au Décentre Autonautes comme pièce à ajouter dans le rapport O.Fall.
Superbe !!! Intéressant article qui exprime la joie de découvrir la communion familiale et l’exploitation des sols transformés en une entité qui ne crée que poussière dans nos poumons.