Tout part du motif du premier plan— quand on est assis sur les bancs d’église de la Madonna dell’Orto : on est sous le tableau. Visible par la robe de la petite fille : une béance de plis, un trou dans le tableau, l’origine du monde.
De là le tableau se scinde. Deux moitiés séparées par une diagonale qui part d’en bas à gauche pour aller en haut à droite. Cette diagonale est soulignée par le mouvement des bras de la mère de la fillette, la guidant de son bras gauche, abaissé, et lui indiquant de son bras droit, en haut, la toute jeune Vierge qui monte au temple. De part et d’autre de cette diagonale : couleurs, mouvements, motifs, tout diffère.
Les couleurs : sombres en haut à gauche, car à l’ombre du haut mur du bâtiment, dans les tons rouges ; claires en bas à droite. L’escalier reçoit la lumière et porte des incrustations d’or sur son marbre blanc.
Les mouvements : verticaux et descendants à gauche. Le prêtre d’abord, avec sa tiare bien enfoncée, les bras tendus le long du corps, les plis de son manteau et de sa robe tombant bien droit. Tous ces hommes se tiennent le long de la paroi du temple, les uns au dessus des autres, ou pris dans les encadrements, dont les jambages entrent dans le cadre du tableau. À droite, au contraire, c’est l’univers de la spirale ascendante. Par les escaliers bien sûr : arrondis, larges à la base et s’étrécissant en montant. Par les plis des robes et des jetés sur les épaules, aussi. Et par la position des corps. Trois groupes de femmes : les premières allongées en bas à droite, les deuxièmes un peu ployées, au centre, à la gauche du premier, et les troisièmes —dont la Vierge— s’avançant tout à fait, en haut à droite, au dessus des premières. On suit ce mouvement d’autant plus facilement que les trois femmes semblent les mêmes, et les fillettes aussi : vêtements, coiffures, tailles et corpulences les rapprochent.
Les motifs enfin : à gauche, maîtres et esclaves, les uns richement habillés, les autres à moitié nus. À droite, mères et filles.
Lecture. D’un côté, le monde des hommes : sombre, vertical, statique et unis par un lien social. De l’autre, le monde des femmes : lumineux, en spirale, en mouvement et unies par un lien naturel— lien qui se distend, d’ailleurs, au fur et à mesure de l’ascension. Monde des hommes, en haut : supérieur au monde des femmes. Monde des femmes inférieur, mais dirigé vers celui des hommes.
Car ce qu’indique la mère du premier plan à sa fille, c’est bien la Vierge, mais ce qu’elle cherche à prendre par le mouvement de ses doigts, c’est la forme dressée. Et sa fille à son tour fait ce mouvement de préhension. Ainsi l’axe du tableau, la diagonale, part de la fille-béance pour se diriger vers la stèle dressée. À droite, les mains cherchent à prendre ce qu’il y a en haut, et même celle du nourrisson qui semble prolonger le bras de sa mère qui le porte. A gauche, que font les mains ? Diagonale descendante, dessinée par celles du prêtre, les pieds des esclaves sur les escaliers, qui ont le même mouvement, et les mains de l’homme du premier plan. Ces mains et pieds qui semblent retenir l’ascension de la spirale disent tous les Noli me tangere des Christ à leur mère. Tous visages tendus : ces femmes vont-elles franchir la frontière établie ? L’ordre social perturbé par la spirale du naturel ? La stature virile prise dans les mouvements du féminin ?
Tintoret répond : oui, la spirale est plus forte que la verticale, parce qu’elle est lumineuse sur le tableau, qu’elle est majoritaire en surface peinte, parce qu’elle est ascendante et que même le ciel semble son prolongement, en couleurs et en mouvements. La spirale est un mouvement irrésistible et bientôt la stèle sera cachée par la jeune fille. Oui, la présentation de la Vierge au Temple, c’est reconnaître la puissance du féminin face au pouvoir du masculin, l’incarnation du désir face à la fonction de la loi. C’est le passage du Premier au Second Testament, pour la religion catholique, l’adoption du culte à Marie. C’est l’entrée dans le nouveau monde, pour le XVIème siècle du Tintoret.
Mais, sagesse du peintre : ne pas montrer au-delà, seulement fixer le moment d’avant la rencontre, ne pas préjuger du refus catégorique des uns ni de la violence du désir des unes. Le spectateur est amené à en faire autant car pris dans deux gestes au premier plan : celui de la main de l’homme “Reste là.”, et celui de la mère à sa fille “Suis-la.”.
La rencontre aura lieu, oui, mais comment ?
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