Quand il pleut à verse et que l’eau monte. Surtout quand l’eau monte en fait — je me souviens. Je sors mes photos et je me souviens. La Louisiane. On y est allé enquêter cet été sur des paysages en voie d’extinction…
C’est parti on the road again here we are, on the L A one. C’est là qu’ils nous ont dit de venir, sur l’ancienne L A One. Mais la route sur laquelle on est, là, en fait, c’est la deuxième L A One, j’veux dire, c’est celle qui remplace la première.
La première route, elle s’est enfoncée dans l’eau, elle a plongé, elle a disparu, elle en pouvait plus. C’est l’eau qui monte et c’est la terre qui s’enfonce… tout le monde le sait ici. Les Indiens, les Cadiens, each one.
Voilà, c’est là. C’est là qu’elle disparaît. Il fait 100° degrés Fahrenheit, et on se demande comment on a bien pu en arriver là. Sur Terre. Et on entend une voix : « Tout ça c’est de la catastrophe naturelle ! »
—c’est le premier panneau qui nous parle et qui nous dit : « Oui, de la catastrophe naturelle ! Petits humains, c’est Gaïa qui se venge, petits terriens ! Finis les humains, fini d’être le personnage principal sur cette planète ! »
À Urbain, trop urbain, on se démonte pas : on enquête. En même temps, en Louisiane, la catastrophe : ils connaissent, et depuis longtemps. Les crues du Mississippi, on se souvient, la mémoire des ouragans, elle est toujours là.
Mais ce qu’on découvre là-bas, c’est que la catastrophe c’est pas qu’une fois. En fait c’est tous les jours. C’est l’eau qui monte, c’est la terre qui descend, c’est l’eau qui se sale, c’est les arbres qui meurent, les oiseaux qui fuient…
Là, partout autour, il y a vingt ans à peine, imaginez le décor : des cyprès avec des lichens qui pendent aux branches, des alligators tapis dans le marécage, des grenouilles, des ragondins, des cabanes de pêcheurs avec leur banjo et qui bouffent des crabes bleus jusqu’au bout de la nuit.
Ah ça non, la catastrophe
elle est pas naturelle
c’est Gaz, pétrole et caramel
Sugar, Valero, Exxon, Shell
et les arbres aspirés c’est eux
la terre inhabitable
l’air irrespirable
Bref, on revient à notre route avant qu’elle ne disparaisse tout à fait. Et on lui dit au panneau : « Et comment on fait pour faire revenir tout ça ? La Terre et les habitants de la Terre ? »
Et là, le deuxième panneau nous dit : « Problem is no, all is under control ! Les eaux peuvent monter, tout est prévu contre l’eau qui monte ! on va tout réparer, vive le progrès ! » Alors à Urbain, trop urbain, on a enquêté.
Et c’est vrai : tout est prévu pour que ça déborde pas. Le Mississippi, il déborde pas. Ça fait bientôt 100 ans qu’il déborde pas, qu’on l’empêche d’aller dans le lit de l’Achafalaya, comme il faisait depuis toujours, avant. Et même s’il coule au-dessus du niveau de ses rives, il déborde pas, il reste au pied des raffineries.
Le Lac Pontchartrain, il déborde pas non plus, enfin, enfin il débordera plus. Ses digues ont rompu pendant Katrina, mais on l’y reprendra pas — les nouvelles digues, les nouveaux murs, les nouvelles portes sur les routes et les autoroutes, elles sont plus hautes, elles sont plus grosses, et surtout, y en a partout : 360 kilomètres de murs dans la ville pour empêcher les débordements…
l’eau des lacs, l’eau des bayous, l’eau du fleuve, l’eau des canaux, l’eau des swamps, l’eau des vents, l’eau de l’océan… pas de débordement.
Et si ça déborde, de toute façon, on pompe. [Souffle du pompage]. C’est le progrès !
Quand on enquête, en fait, on voit que ça marche pas à tous les coups, tout ça… des fois les murs se rompent, des fois, les pompes ne pompent pas… c’est ce qui s’est passé pendant Katrina…
Et comme notre enquête elle commençait à déborder, on a rencontré des murs, des grillages, des gardiens, des vigiles…
Alors on est sorti de la ville, et ce qu’on a vu, c’est des habitants qui habitent « hors les murs » : ça veut dire tout près de l’eau qui monte et qui dévale et qui déboule
dans leur maison sur pilotis qui s’élève à 3 mètres, 4 mètres, 7 mètres, 10 mètres… et dans le jardin une capsule de survie. Et dans leur sommeil, la comptine de l’ouragan à leur oreille :
ONE dans le vent, la peau du lac, la peau du lait qui frise. TWO dans le vent, la peau du lac, la peau du lait —oh mon vieux père frisant. THREE dans le vent, maman, j’appelle dans le lait, ça déborde le lac et mon vieux père qui brasse ses côtes en avant. FOUR dans la peau, le vent qui siffle maman et le lit qui passe à mon père aux yeux de lait sur le toit pissant. FIVE dans le ventre, j’ai le lait maman, j’ai le lac et le vent, j’ai le vent qui frise en dedans. Et la peau du lac recouvre le temps.
Bref, on revient à notre route avant qu’elle ne disparaisse tout à fait. Et on lui dit au panneau : Ton progrès ça joue pas ! Notre affaire sur Terre elle est plus grave que ça ! Alors qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
Et là le troisième panneau il nous dit « Fuck off ! t’as qu’à te tenir du bon côté ! t’as qu’as qu’à rouler moins vite ! t’as qu’à bien trier tes déchets ! t’as qu’à manger dix fruits et légumes par jour ! t’as qu’à pas fumer ! t’as qu’à pas gaspiller ! Tiens toi bien, sois sage ! and be resilient »
Et nous on avait la mémoire des habitants de Nola, le jour de la commémoration de Katrina, 29 août 2015.
Et ce qu’on avait entendu c’est : No justice no peace ! No justice no peace ! No justice no peace ! Pour les humains, pour les Terriens, pour les alligators et les dauphins, pour les bayous et le Mississippi… No Justice no peace !
Et ce qu’on avait vu alors, c’est so many many many formes de l’action collective : on a vu des gens danser, manifester, organiser des meetings et des cérémonies, on a vu des gens prier, on a vu des gens parler, chanter, jouer, pleurer, et parler encore…
et on a vu les souffles s’échapper
dans Nola ville sorcière
qui a connu les coupures
le tranchant et son envers
— et toutes ces voix, et tous ces corps à dire leur volonté de durer
Le quatrième panneau, il nous laisse même pas parler il nous dit : « Mais de l’action collective vous en voulez, on en a ! À Paris, on négocie sur le climat ! »
Ah my gad ! Paris in France ? Paris at home ? Our home ? C’est là qu’on négocie sa gueule d’atmosphère ? sur qui tient la place ? sur qui fait la crasse, avec vue sur Total et sur ArcelorMittal…
ici à Port-de-Bouc, near Marseille, near Toulouse, near Paris… Enfin, chez nous comme là bas… c’est la cata dans les flots ! Alors, on fait quoi ? On tombe dans le panneau et on se noie ?
Texte et photos dits et montrés dans une forme très proche en 6’40 pour la Pechakuchanight#9 qui s’est déroulée le 15 octobre 2015 à l’IPN, Toulouse.