Qui n’a jamais laissé aller ses rêveries jusqu’au tatouage qu’il se ferait faire, le laissant se promener sur son épiderme et changer de forme au gré des expériences de la vie, tant que les aiguilles ne l’y ont pas fixé en une trace indélébile, ancrant à jamais le témoignage d’une vie vécue dans le présent d’une peau. J’ai souvent pensé au sens qu’il y a à se faire tatouer : l’expiation d’une faute par un marquage à vie, l’inscription d’une parole scellée à vif ou le goût pour une expérience intense et douloureuse… Mais si j’ouvrais un salon de tatouage, nous oublierions ces conventions, et nous commencerions, avec la personne venue, par dérouler le fil des trajets qu’elle a pratiqués, nous ferions l’inventaire des invisibles l’ayant traversée (ondes, rayons, produits chimiques…), puis nous établirions des correspondances singulières entre ces substances généralisées et leurs appréhensions biographiques particulières. Mon rôle consisterait à faire apparaître le milieu constitué par le corps de chacun.
J’imagine déjà les peaux bariolées des gens — leurs paysages traversés et les motifs qu’ils auraient choisis selon. Sur une épaule, un motif de fraise. Pas une fraise, mais une peau de fraise. Un vermillon, plutôt que le rouge cardinal de certaines variétés. Les grains auraient une couleur jaune vif, l’encre serait de Chine. La difficulté serait de faire correspondre, à chaque coup d’aiguille, les grains de la fraise à ceux de la peau. Des teintes de gris rappelleraient l’arsenic en nappes dans la vallée de l’Orbieu, où ces fraises ont été mangées. Partant de la nuque, des marques d’un noir luisant. La qualité de la réalisation tiendrait moins à la forme qu’à la nuance, qui conférerait à la surface une profondeur troublante pour une membrane humaine. Ceux que l’indécision dérangent pourraient choisir un motif la contenant : des gaines de fils électriques emmêlés, des éclats de disque vinyle, ou une plume de corbeau, tant ce volatile proche des humains connait lui aussi les effets des PolyChloroBiphényls. Et dans le cou, le blanc du brome, au creux du coude, le vif argent, le long des veines, une patine de cuivre, et par des points se reliant de loin en loin, chacun se donnerait à lire comme le territoire de sa marche dans le monde contemporain.
Les personnes ainsi tatouées pourraient se présenter auprès des plus grands maitres de l’acupuncture, qui sauraient repérer les lignes de force dans ce chaos épidermique. Ils se réuniraient, ausculteraient et institueraient qu’en plus ou qu’en place de la terre, de l’eau, du feu, du métal et du bois, de nouveaux éléments composent nos corps. Il serait reconnu que nos méridiens se sont déplacés, et chacun — nous serions très nombreux — aurait droit à son moulage, qui prendrait place entre chaque créneau de la muraille de Chine au point orienté qui lui correspondrait le mieux. Et, comme naguère les mappemondes luminescentes qui trônaient sur les savantes étagères, ces statuettes donneraient à voir les états du monde aux prises avec les intérêts humains. Sauf que cette figure serait démultipliée en autant d’individus portant les traces des effets de la matière sur son corps. Le travail des acupuncteurs serait colossal, de sans cesse ajuster la place de chaque figurine, selon la présence mouvante des substances avérées dans le prolongement de chaque degré de la muraille, et son positionnement relatif aux autres.
Les principes de cette cosmologie une fois établis — au bout de quelques siècles, tant la précision et l’ampleur du processus serait nécessaire à sa réussite — un simple tatouage de peau fraise, c’est mon rêve, permettrait au baigneur de l’Orbiel d’accueillir le taux d’arsenic qui lui serait aujourd’hui mortel.