UNE ÉCOUTE AUGMENTÉE

 

Je cherche un morceau de musique qui ferait entendre la rencontre des eaux douces et salées à l’embouchure des fleuves. Embouchure, estuaire ou delta, je suis prête à faire des concessions. Car en ces lieux du monde, nombreux mais pas infinis, se jouent des polyphonies paysagères où les voix de l’espace et du temps s’entrechoquent tout particulièrement et s’accordent à l’issue de mouvements qui répondent à d’autres beaucoup plus anciens, et de ce fait beaucoup plus lointains, sur des registres de tous ordres : géologiques et cosmiques, physiques et politiques, chimiques certainement, et économiques, de plus en plus. On sait que dans les fleuves dévalent les époques et dans les mers s’échouent et tournoient les désirs des humains, mais sait-on les écouter ?

Je pensais trouver mon bonheur parmi les madrigaux les plus pétrarquistes ou les compositions les plus atmosphériques du rock progressif britannique, mais non. Je me console donc en faisant résonner pour moi-même les sonorités diverses des eaux douces charriées par un fleuve puissant pour la première fois freiné par des courants plus amples encore. J’imagine la joie que chacun aurait à se remémorer le rythme balancé et souvent syncopé de la mer contre la terre, et la surprise de suivre le decrescendo continu et toujours renouvelé d’un dernier méandre du fleuve chargé s’amollissant dans les vagues. Je sais intimement les bienfaits qu’aurait sur mes contemporains cette écoute rare constituée de l’alternance des clapotis bruissant sur les galets avec le tintement des vaguelettes entrechoquées contre les nappes d’eau roulées en médium et portées par le souffle de ce qui s’échoue sur le rivage et se ramène dans les flots, parfois jusqu’à la source lorsque la pulse d’un saumon ou d’une anguille marque pour un instant une coda improvisée —motif le plus souvent accompagné d’une basse continue et bien grave, dont on n’est pas certain qu’on la perçoive toujours par les oreilles. Et je me mets à rêver qu’au lieu des pauvres morceaux de nous-mêmes envoyés dès 1972 dans l’espace à destination de vies extra-terrestres pour leur indiquer qui sont les humains, cette composition prendrait place dans la fusée lancée telle une bouteille à la mer au-delà du système solaire comme un écho lointain de l’état de la planète et de ses habitants.

Mais pour trouver un auditoire moins aléatoire, je pourrais aussi faire diffuser cette composition à la Cité de l’Espace de la ville de Toulouse dans la réplique d’une des sondes spatiales Voyager  qu’on placerait dès l’entrée. On distribuerait aux visiteurs des casques d’écoute augmentée qui ferait entendre bien sûr la rencontre des eaux douces et salées à l’embouchure des fleuves de la planète, mais aussi la mémoire de ces eaux. À savoir : tous les bruissements de ce qu’elles ont frôlé dans leur parcours terrestre . Roches et pierres, alluvions, herbes folles et feuilles d’arbres, menu fretin et gravillons, eaux déversées, courantes et stagnantes, eaux de rejets et eaux de javel, eaux chlorées, eaux colorées, engrais, barrages et passes à poissons, molécules aux abords des centrales, méthyl-mercure, silures et acides en embuscades, dichlorures, tampons, sucettes, verres à dents, arsenic et pépites d’or… et j’en passe, bien entendu, tant l’incommensurabilité des matières déployées de nos vies ainsi liquéfiées est proprement ineffable.

Je mesure mal les effets de l’écoute d’un tel fracas : on se rend à la Cité de l’Espace, je suppose, pour goûter au vertige de l’infiniment grand au prisme de l’infiniment petit — mais je ne sais pas si chacun est prêt au renversement d’accord qu’implique mon installation sonore : des secours seront à prévoir pour les plus fragiles des auditeurs.

 

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